Depuis l’Antiquité, l’humanité cherche à définir la perfection physique.
Des proportions du canon grec aux mensurations idéales des magazines, notre quête du corps parfait évolue avec les époques.
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle s’invite dans ce débat ancestral.
Quand on demande aux IA de générer l’homme et la femme parfaits, que nous révèlent ces images de nos standards de beauté contemporains ?
Entre fascination et malaise, plongée dans ces représentations qui en disent long sur notre société.
Quand l’IA s’empare des canons de beauté
Les systèmes d’intelligence artificielle comme DALL-E, Midjourney ou Stable Diffusion ont été entraînés sur des millions d’images provenant d’internet. Ces images, majoritairement occidentales et souvent retouchées, constituent la matière première qui nourrit leur « vision » de la beauté humaine.
Lorsqu’on demande à ces IA de générer « l’homme parfait » ou « la femme parfaite », elles ne font pas preuve de créativité pure. Elles synthétisent et reproduisent les standards dominants présents dans leurs données d’entraînement. Le résultat? Des visages et des corps qui reflètent davantage nos préjugés collectifs que la diversité humaine réelle.
La femme parfaite selon l’IA : un idéal troublant
Les images de « femmes parfaites » générées par l’IA présentent des caractéristiques remarquablement constantes:
- Peau claire et sans imperfections
- Visage symétrique aux traits fins
- Yeux grands et expressifs
- Nez petit et droit
- Lèvres pulpeuses mais proportionnées
- Cheveux longs, brillants et souvent clairs
- Silhouette mince avec une taille marquée
- Poitrine généreuse mais pas excessive
Ces représentations s’alignent parfaitement avec les standards de beauté promus par l’industrie cosmétique, la mode et les médias occidentaux depuis des décennies. Angelina Jolie, Scarlett Johansson ou Margot Robbie semblent avoir servi de modèles inconscients à ces algorithmes.
Une étude menée par des chercheurs de l’Université de Stanford en 2022 a analysé 10 000 visages générés par IA en réponse à des requêtes sur la beauté. Résultat: plus de 80% correspondaient à des femmes caucasiennes entre 20 et 30 ans.
L’homme parfait version IA : entre stéréotypes et irréalisme
Du côté masculin, l’IA propose une vision standardisée de la perfection:
- Mâchoire carrée et prononcée
- Pommettes saillantes
- Yeux perçants, souvent clairs
- Sourcils épais et bien dessinés
- Nez droit et proportionné
- Cheveux fournis et coiffés
- Corps musclé mais pas excessivement
- Barbe légère ou rasée de près
Ces hommes générés par intelligence artificielle ressemblent étrangement aux mannequins des publicités pour parfums ou aux acteurs d’Hollywood. On y retrouve des traits de Chris Hemsworth, Henry Cavill ou David Beckham.
Le Dr. Michael Ross, psychologue spécialiste de l’image corporelle, note que « ces représentations masculines générées par IA sont tout aussi inatteignables que leurs équivalents féminins, contribuant potentiellement aux troubles dysmorphiques chez les hommes, un phénomène en augmentation constante. »
Les biais ethniques et culturels dans les représentations de l’IA
L’un des aspects les plus problématiques de ces générations d’IA concerne leur manque flagrant de diversité ethnique. Malgré quelques tentatives récentes d’amélioration, les « humains parfaits » selon l’IA restent majoritairement blancs ou présentent des traits occidentalisés.
Un test réalisé en 2023 par des chercheurs de l’Université de Californie a montré que même en spécifiant explicitement des origines ethniques diverses dans les requêtes, les IA continuaient de produire des visages aux traits occidentalisés, simplement avec une pigmentation différente.
Cette homogénéisation reflète trois problèmes majeurs:
- La surreprésentation des visages occidentaux dans les données d’entraînement
- Les préjugés implicites dans la sélection et l’annotation des images
- L’hégémonie culturelle occidentale dans la définition mondiale de la beauté
La professeure Safiya Noble, auteure de « Algorithms of Oppression », explique que « les IA ne font que reproduire et amplifier les hiérarchies esthétiques existantes, renforçant l’idée que certains traits ethniques sont plus désirables que d’autres. »
L’âge: le grand absent des représentations de perfection
Un autre biais frappant concerne l’âge. Les « humains parfaits » générés par IA semblent tous avoir entre 20 et 35 ans. Les signes de vieillissement – rides, cheveux gris, relâchement cutané – sont systématiquement absents de ces représentations idéalisées.
Cette jeunesse perpétuelle algorithmique n’est pas anodine. Elle reflète et renforce l’âgisme présent dans notre société, particulièrement dans les industries de la beauté et du divertissement.
Interrogée sur ce phénomène, la sociologue Catherine Hakim observe: « L’IA nous montre à quel point notre conception de la beauté est indissociable de la jeunesse. Nous avons programmé nos machines pour perpétuer cette discrimination que nous peinons à reconnaître. »
L’hyperréalisme troublant des corps générés
Au-delà des visages, les corps « parfaits » générés par IA présentent une caractéristique troublante: ils semblent simultanément naturels et inatteignables.
Pour les femmes, on observe:
- Des proportions impossibles (taille très fine avec hanches et poitrine généreuses)
- Une peau uniformément lisse, sans cellulite ni vergetures
- Une musculature tonique mais jamais excessive
- Des jambes interminables et parfaitement galbées
Pour les hommes:
- Des épaules larges et une taille étroite (ratio V parfait)
- Des abdominaux définis mais pas excessivement saillants
- Une musculature développée mais « naturelle »
- Une pilosité contrôlée et esthétique
Le paradoxe est que ces corps semblent plus réalistes que les mannequins photoshoppés des magazines, tout en étant tout aussi inaccessibles. L’IA a appris à créer des imperfections stratégiques (un grain de beauté bien placé, une asymétrie subtile) qui renforcent l’impression de naturel.
Thomas Aigrain, chirurgien esthétique, constate: « J’ai des patients qui me montrent désormais des images générées par IA comme référence. C’est préoccupant car ces corps combinent des caractéristiques qui seraient physiologiquement incompatibles sans interventions majeures. »
L’impact psychologique de ces représentations idéalisées
La diffusion massive d’images d’humains « parfaits » générés par IA soulève des questions importantes sur leur impact psychologique, particulièrement chez les jeunes.
Une étude publiée dans le Journal of Body Image en 2023 suggère que l’exposition aux visages et corps générés par IA pourrait avoir un impact négatif encore plus prononcé que les images retouchées traditionnelles. La raison? Leur apparente « naturalité » les rend plus crédibles comme standard de comparaison.
La psychologue Élodie Marchand explique: « Contrairement aux photographies clairement retouchées, les images générées par IA ne déclenchent pas les mêmes mécanismes de défense cognitive. On ne se dit pas ‘c’est fake’, on se dit ‘pourquoi je ne ressemble pas à ça?' »
Ce phénomène pourrait contribuer à l’augmentation des troubles dysmorphiques, caractérisés par une préoccupation excessive concernant des défauts physiques perçus.
Vers une redéfinition de la perfection?
Face aux critiques, certains développeurs d’IA travaillent à diversifier leurs représentations de la beauté humaine. Des projets comme « Diverse Faces » ou « Beauty Beyond Bias » tentent de réentraîner les algorithmes sur des ensembles de données plus représentatifs de la diversité humaine.
Des artistes et activistes s’emparent de ces outils pour créer des contre-récits. La photographe Marie Kojitani utilise l’IA pour générer une série intitulée « Perfect Imperfections », mettant en valeur des corps divers avec leurs particularités.
« L’IA n’est qu’un miroir de nos préjugés collectifs, » explique-t-elle. « Mais nous pouvons reprogrammer ce miroir pour qu’il reflète une vision plus inclusive et réaliste de la beauté humaine. »
Certaines marques commencent à utiliser l’IA pour créer des mannequins virtuels plus diversifiés, représentant différents âges, morphologies et origines ethniques.
La responsabilité des créateurs d’IA
Les entreprises développant ces technologies font face à une responsabilité croissante concernant les représentations qu’elles génèrent. OpenAI (DALL-E), Anthropic, Midjourney et d’autres acteurs majeurs ont récemment adopté des chartes éthiques concernant la génération d’images humaines.
Ces initiatives incluent:
- L’enrichissement des données d’entraînement avec des images plus diverses
- L’implémentation d’algorithmes de détection et correction des biais
- La transparence sur les limites actuelles de leurs systèmes
- Des mécanismes permettant aux utilisateurs de signaler des représentations problématiques
Cependant, ces efforts restent insuffisants selon de nombreux experts. Joy Buolamwini, fondatrice de l’Algorithmic Justice League, insiste: « Il ne s’agit pas simplement d’ajouter plus de diversité dans les données, mais de repenser fondamentalement comment ces systèmes définissent et valorisent certaines caractéristiques physiques. »
Au-delà de l’apparence: la perfection humaine redéfinie
Le débat sur les représentations de l’humain parfait par l’IA nous invite à questionner notre obsession collective pour l’apparence physique. Peut-être que la véritable évolution consisterait à demander aux IA de générer « l’humain accompli » plutôt que « l’humain parfait »?
Des expériences récentes montrent que lorsqu’on oriente les requêtes vers des notions de bonheur, d’épanouissement ou d’accomplissement plutôt que de perfection physique, les IA génèrent des images radicalement différentes: des personnes de tous âges, morphologies et origines, souvent en interaction sociale ou engagées dans des activités significatives.
Le philosophe Michel Serres écrivait avant l’ère de l’IA générative que « la beauté n’est pas dans l’objet mais dans le regard ». Peut-être que ces technologies nous offrent finalement l’opportunité de transformer notre regard collectif sur la beauté humaine.
L’homme et la femme parfaits selon l’IA n’existent pas et ne peuvent pas exister. Ils sont des constructions statistiques basées sur nos préjugés culturels. La véritable perfection humaine réside peut-être dans cette imperfection fondamentale qui nous rend uniques et irremplaçables, même par les algorithmes les plus sophistiqués.
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- Quand l’IA s’empare des canons de beauté
- La femme parfaite selon l’IA : un idéal troublant
- L’homme parfait version IA : entre stéréotypes et irréalisme
- Les biais ethniques et culturels dans les représentations de l’IA
- L’âge: le grand absent des représentations de perfection
- L’hyperréalisme troublant des corps générés
- L’impact psychologique de ces représentations idéalisées
- Vers une redéfinition de la perfection?
- La responsabilité des créateurs d’IA
- Au-delà de l’apparence: la perfection humaine redéfinie